C’était il y a quinze ans : ma première véritable découverte de l’Afrique de l’Est. Je partis seule avec un guide, souhaitant m’écarter du brouhaha touristique de cette Afrique si sauvage, convoquant ma sensorialité pour en savourer les odeurs, les sons, les couleurs, les textures.
Au bout de 2 semaines d’immersion dans la savane, des villageois me proposèrent de rencontrer leur roi… celui de la savane lui-même !
« Pourtant, j’avais eu envie d’une journée paisible, sous la chaleur écrasante de cette fin d’été. Je profitais du calme sur un rocher au bord de l’eau.
Je les entendis arriver, bruyants, comme toujours. »
Je n’hésitai pas une seconde, et me voici, prête à cette rencontre incroyable, avertie des risques encourus face à cet animal sauvage, briefée sur l’extrême prudence et les comportements à respecter, équipée d’un symbole de reconnaissance de notre tribu humaine : un symbole de pouvoir, pour se faire accepter comme dominant et se protéger : un bâton de bois.
Ce symbole de domination en main, je m’approchai.
J’arrive devant lui. Sa sœur est allongée à ses côtés.
J’avance prudemment, attentive, intimidée, bien droite comme on me l’avait recommandé pour imposer ma stature. Ne pas me pencher, m’assoir ou m’accroupir pour ne pas lui laisser l’opportunité de me dominer.
« Les autres sont restés à l’écart, pendant qu’elle s’avance vers moi, gauche et intimidée. Je n’aspire qu’à la tranquillité. Quelle étrange démarche, raide et hésitante. Elle ne sent donc pas que je n’aspire qu’à me reposer ? Elle tient dans sa main un bâton ridicule, comme celui de mes soigneurs lorsqu’ils ont besoin de se rassurer. Les humains sont si naïfs. Mais, elle, contrairement aux autres, semble décidée de s’approcher. Trop près pour ma sœur qui, gênée par tant d’intrusion s’éloigne en rugissant. Quel curieux et fragile animal …Que vient-elle chercher ? »
Dès le premier regard, je sus : inutile ce bâton ridicule, inutile la distance imposée, inutile l’illusoire imposante stature: si Elle n’était pas intéressée par cette rencontre, Lui était, en revanche, curieux et me regarda sereinement avancer, une étincelle d’intérêt dans son regard.
« C’est drôle, je pensais que ces animaux ne se montraient à moi que lorsqu’ils étaient protégés par leur arme ou leur voiture. Elle, semble obéir à d’autres règles. Elle avance nue de protection, je ne perçois ni agressivité ni peur. »
Et c’est à son contact qu’une chose aussi inattendue que belle se produisit : je fus aussitôt envahie d’une certitude robuste et inexplicable, celle que je n’avais rien à craindre de lui. Et il savait qu’il n’avait rien à craindre de moi. Lentement, j’enfreignis toutes les consignes de sécurité, et me retrouvai, proche, trop proche, à sa merci : à quelques centimètres d’un coup de pattes brutal, avec lequel le Roi des animaux pouvait sans effort ni avertissement me tuer.
Contre lui, je sentis qu’à cet instant précis, les règles de notre relation étaient différentes de toutes celles que j’avais connues jusqu’alors. Et c’était à moi, l’humaine, de les découvrir plutôt que de les imposer. Ce n’était, pour la première fois, pas moi qui dominait, qui décidait, c’était lui, acceptant ma présence contre lui, à ses conditions, dont j’ignorais la teneur. Je n’avais d’autre choix que d’être réceptive à ces règles inconnues mais dont finalement et simplement, ma vie dépendait.
C’est ainsi, que je pus l’approcher, le toucher, enfouir mes doigts dans sa fourrure rêche, dense et musquée. Et je sentis qu’il appréciait ce contact. Il aimait, et j’étais en sécurité, sans pouvoir expliquer cette étonnante perception. Et malgré les yeux blancs que roulaient les villageois mécontents de mon inconscience en dépit de leurs consignes, et de la violation des règles « traditionnelles » de relation Homme/Lion, je sus que ce contact purement animal était essentiel.
« Elle sent fort, de ces odeurs artificielles qui les caractérisent. Cela me perturbe car j’ai du mal à déceler ses intentions. Elle s’assoit contre moi ! Je sens ses mains sur ma tête, toutes petites, ça fait du bien, j’aime. C’est une sensation nouvelle et agréable. Elle semble à l’aise contrairement à ses congénères qui deviennent nerveux à ma proximité. Je sens leur acidité d’habitude. Sur elle, je ne la sens pas. Elle est plus fragile qu’une gazelle pourtant. Mais je n’ai pas faim. J’aime bien son contact, les humains sont-ils finalement tous comme ça ? »
Je perçus sa force extraordinaire, sauvage, qui m’enveloppait peu à peu, sa puissance brute pourtant accompagnée de douceur : le lion m’avait acceptée dans son intimité.
Et je fus, à ce moment précis, la plus heureuse des animaux humains.
Ce jour-là, je découvris un « super pouvoir » : une autre forme de communication possible, s’appuyant sur la curiosité, l’ouverture, et le ressenti de l’Autre, et ce jour-là, je compris que nous, les humains, avions perdu un morceau de notre humanité dans cette part animale que nous avions délaissée. Nous avions perdu ce que j’appelle notre Huma-Anima.